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Vincent Champain (Framatome) : « nos deux ennemis sont le sous-investissement et le buzz »

Par Bertrand Lemaire | Le | Gouvernance

Membre du Comité Exécutif en charge de la performance digitale et de l’IT chez Framatome, Vincent Champain détaille ici sa vision de l’IT. Il revient sur les particularités de l’industrie nucléaire et sur l’offre de service développée autour de l’IT à cause de ces particularités.  Vincent Champain fait partie du jury de l’IT Night.

Vincent Champain est SEVP, Chief IT & Digital Officer de Framatome. - © Républik IT / B.L.
Vincent Champain est SEVP, Chief IT & Digital Officer de Framatome. - © Républik IT / B.L.

Pour commencer, pouvez-vous nous rappeler ce qu’est Framatome ?

La société actuelle est issue de la scission d’Areva en 2018 mais la marque existait avant la création d’Areva, depuis 1958. Framatome conçoit, fabrique et entretient les matériels nucléaires. Pour faire simple, nous pouvons fabriquer la chaudière nucléaire, le système de contrôle, le combustible nucléaire, etc. Concernant le combustible, Orano nous fournit le minerai d’uranium et, nous, nous fabriquons les pastilles puis les assemblages de combustible.

Notre chiffre d’affaires est de l’ordre de quatre milliards d’euros et nous sommes présents essentiellement en France, Allemagne et Etats-Unis mais aussi dans tous les pays où nous servons des centrales nucléaires. Nous entretenons actuellement 380 réacteurs dans le monde et nous fournissons le combustible à 125.

Quel est votre périmètre ?

J’ai trois grandes missions. D’abord, le développement des solutions digitales destinées aux clients. D’un côté, il y a les solutions de suivi de performance des réacteurs, de l’autre des outils de cybersécurité des systèmes industriels critiques. Ma deuxième mission concerne le développement de la performance digitale. Enfin, je dirige la DSI qui a un budget de 150 millions d’euros.

Notre DSI doit gérer beaucoup d’éléments très spécifiques. Nous disposons de nos propres datacenters mais aussi des supercalculateurs. Par exemple, Cronos, le plus important, est capable de traiter 100.000 milliards de milliards d’opérations par an, soit 4 petaflops. Les supercalculateurs sont nécessaires pour réaliser les simulations qui nous servent à démontrer la résistance des composants que nous fabriquons dans tous les scenarios de risque envisageables.

Notre système possède une démarcation très forte en fonction du risque en cas d’intrusion. Sur la comptabilité, le SIRH, etc., le risque est considéré comme faible et nous pouvons utiliser du Cloud. Nous avons ainsi recours au cloud pour des solutions telles que SAP Concur (mais pas SAP ERP), Talentsoft, Teams, etc. A l’inverse, dès lors que l’on s’approche du savoir-faire en matière nucléaire, avec un contrôle d’accès de niveau nucléaire, le cloud est absolument exclu. Au total, cela concerne un grand nombre de documents (des pétaoctets) qui doivent être protégés au sein de notre système. Il faut savoir qu’une documentation de générateur de vapeur, c’est l’équivalent de quinze fois la Recherche du Temps Perdu, le plus long roman en langue française. Cette documentation est en train d’être digitalisée ce qui facilite à la fois la production de ces documents et leur utilisation.

Retrouvez Vincent Champain

Vincent Champain fait partie du jury de l’IT Night et sera donc amené à juger des projets présentées aux Trophées de cette soirée. Plus d’informations sur l’IT Night

Concernant la cybersécurité, étant donnée votre particularité sectorielle, quelle est votre approche ?

Il y a quatre sortes d’attaquants d’un système d’information : le bricoleur, le mafieux (pour les ransomwares), l’hacktiviste (pirate activiste avec motivations non-financières, proche du bricoleur) et enfin les pirates issus ou agissant pour le compte de services d’Etats souverains. Les deux dernières catégories sont en forte hausse. Les Etats souverains veulent soit voler des secrets industriels ou commerciaux, soit affaiblir un concurrent ou un rival. Leurs services ont une puissance d’attaque sans commune mesure avec les autres catégories d’attaquants. Globalement, le cloud public est assez bien protégé de ce type d’attaque… sauf si l’attaquant est le pays où est hébergé le cloud. Framatome est particulièrement exposé aux hacktivistes et aux services d’Etats.

Dans la plupart des entreprises, la cybersécurité est l’affaire du RSSI et les autres se reposent sur lui. Chez Framatome, on doit développer une vraie culture de la cybersécurité (et de la sécurité au sens large) très forte : le sujet concerne bien tous les collaborateurs.

Nous devons également prêter une attention particulière aux questions de résilience et aux plans de reprise d’activité. 

Notre système d’information est assez spécifique puisqu’il comprend une partie tertiaire, une partie industrielle (comme dans beaucoup d’industries) et, en plus, une partie scientifique (avec les supercalculateurs).

Nous sommes aussi amenés à nous poser des questions qu’on ne se pose pas ailleurs. Pour y répondre, nous avons développé des solutions de cybersécurité industrielle pour entreprises critiques. Par exemple, nous avons fait l’acquisition de Foxguard (patch management industriel, plus complexe qu’en bureautique) et de Cyberwatch (supervision de vulnérabilités et contrôle de conformité de systèmes industriels). Ces solutions constituent aujourd’hui une ligne significative de chiffre d’affaires. Notre vision est que, à terme, le digital représentera 10 % de tout ce que nous faisons.

Dans l’industrie nucléaire, la transformation digitale a-t-elle un sens ? Si oui, de quoi s’agit-il ?

Oui et cela a le sens classique : être plus productif grâce au digital. Mais, en la matière, nos deux ennemis sont le sous-investissement et le buzz.

Un cycle de décision, chez un client d’une certaine importance, c’est au moins deux à trois ans. On ne peut donc pas miser sur un buzz word qui va durer quelques mois.

Chez nous, la transformation digitale débute par, tout simplement, la réduction du papier. Rappelez-vous la documentation qui a le volume de quinze fois la Recherche du Temps Perdu ! Réduire le papier, dans ces conditions, c’est un vrai enjeu !

Nous avons aussi à mettre en œuvre l’entreprise étendue, c’est à dire la collaboration structurée avec des entreprises tierces à la place d’échanges de mails où l’on ne retrouve jamais les informations. Parfois, les fournisseurs n’ont que quelques salariés et doivent malgré tout nous informer, par exemple, de délais de livraison.

Accroître la performance par le digital, c’est aussi, par exemple, optimiser le contrôle et l’assemblage du combustible. A l’examen visuel de qualité par des opérateurs nous ajoutons des analyses d’images grâce à l’IA. Chez nous, un défaut de qualité a un coût élevé et nous réalisons donc un contrôle systématique, pas un contrôle aléatoire.

Par rapport Hype Cycle du cabinet Gartner, nous nous concentrons sur le plateau de la performance, jamais sur le hype. Notre entreprise a une culture d’ingénieurs et 100 % de nos dirigeants sont des ingénieurs.

Et la data ?

Nous gérons des dizaines de pétaoctets de données. Parmi ces données, il y a beaucoup de documentation technique mais aussi des données techniques de production. Et ces données doivent parfois être conservées pendant des dizaines d’années. 

Les données concernent la conception des produits, les services supports classiques (finances, RH…), l’exploitation industrielle et la production. La vision est de pouvoir fournir non seulement le combustible mais aussi les solutions pour exploiter les données associées pour améliorer la performance de ce combustible. Ces solutions font partie des solutions digitales.

Et l’IoT ?

Depuis fort longtemps, toutes les installations nucléaires sont bardées de détecteurs (chaleur, flux neutroniques…) avec des processus d’arrêt automatisé au moindre problème. Pour mémoire, les barres de contrôle du coeur sont retenues par des électro-aimants. En cas de coupure électrique interne, les barres tombent par gravité et arrêtent le réacteur, sans aucune intervention humaine ou informatique.

Nous, quand nous parlons d’IoT, nous évoquons plutôt des capteurs ajoutés à un processus ancien, pas les capteurs inclus dès la conception du système. Mais tout est très encadré : nous ne pouvons pas rajouter un Rasberry dans une centrale nucléaire !

Dans votre secteur, la guerre des talents est-elle aussi un sujet ?

Evidemment, c’est un sujet ! Nous sommes une entreprise de spécialistes, d’experts. Même nos soudeurs ne sont pas n’importe quels soudeurs. Il en est de même de nos experts data ou IT. Sur un supercalculateur, on ne fait pas travailler n’importe quel datascientist.

Mais nous constituons un pôle d’attraction pour ceux qui sont intéressés par la création de technologie. Ici, on ne se contente pas d’utiliser une brique technologique conçues dans un autre pays : on la conçoit pour résoudre des problèmes complexes. Nous avons besoin de talents pointus pour des technologies pointues.

Et, avec le Programme EPR, le Nucléaire est un îlot de stabilité pour des dizaines d’années dans un environnement économique instable. Et bien évidemment, nous faisons les efforts qu’il faut au niveau du groupe et de chaque manager pour séduire et retenir les talents.

Actuellement, nous recrutons environ 2000 personnes par an dans les métiers les plus pointus comme le digital, les systèmes d’information (applications et infrastructure), les études, la conception et l’ingénierie, la production, les interventions et chantiers, la gestion de projet et de contrats, la qualité et l’inspection, la maintenance industrielle, la supply chain… Nous devons, face à nos besoins, faire des efforts de visibilité pour nos recrutements et en explications sur l’intérêt de ce que nous proposons. Nous avons ainsi installé un site à Lyon, dans des locaux neufs et un cadre très attractif, destiné à recevoir des talents qui nous rejoignent.

Quels sont vos défis pour les mois et années à venir ?

D’abord, pour commencer, le défi des talents dont nous venons de parler !

Ensuite, le déploiement du Programme EPR a bien sûr des conséquences numériques (besoins en outils, digitalisation des processus…).

Enfin, au sein de mes équipes, nous continuerons à améliorer la performance de nos systèmes d’information et à développer nos solutions digitales / cybersécurité, bien sûr, mais aussi toutes les solutions digitales de Framatome.

Podcast - La transformation digitale industrielle chez Framatome

Framatome conçoit, construit et maintient les composants des centrales nucléaires. Chez Framatome, comme l’explique ici Vincent Champain, SEVP, Chief IT & Digital Officer de Framatome, la transformation digitale porte évidemment sur les fonctions supports tertiaires mais aussi sur la chaîne industrielle, sur les données d’ingénierie et sur les données d’exploitation, le tout dans un secteur très particulier avec des contraintes fortes. Vincent Champain revient aussi ici sur la guerre des talents et ce que cela implique pour Framatome qui recrute actuellement beaucoup des profils spécifiques mais avec la promesse de créer la technologie et pas de juste l’utiliser.