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Stéphane Lannuzel (L’Oréal) : « déployer l’IA en interne permet de maîtriser les algorithmes »

Par Bertrand Lemaire | Le | Gouvernance

L’Oréal a adopté une démarche de « Beauty Tech ». Il s’agit en fait de mener sa transformation digitale. Stéphane Lannuzel, directeur du programme Beauty Tech de L’Oréal, en explique les tenants et aboutissants, notamment dans les usages de l’IA/IAG.

Stéphane Lannuzel est directeur du programme Beauty Tech chez L’Oréal. - © Républik IT / B.L.
Stéphane Lannuzel est directeur du programme Beauty Tech chez L’Oréal. - © Républik IT / B.L.

Pouvez-vous nous rappeler ce qu’est L’Oréal ?

L’Oréal est le leader mondial sur le marché de la beauté. Il s’agit de produits très variés tels que les soins de la peau, du corps et des cheveux mais aussi des services associés. Nous réalisons un chiffre d’affaire de plus de 41 milliards d’euros dans plus de 70 pays grâce à nos 88 000 collaborateurs.

Comment sont organisées les fonctions en lien avec l’IT ?

En tout, il y a environ 2000 personnes dans les fonctions en lien avec le numérique. Notre organisation repose sur d’une part des domaines (finances et opérations, recherche/innovation et technologies, data, marketing et communication), d’autre part des zones géographiques (Europe, Amériques, Asie du Nord-Est, Asie du Sud/Moyen-Orient/Maghreb…). Il n’y a donc pas d’organisation par marque.

Notre organisation est globalisée avec des hubs dans chaque zone. Les grands choix d’architecture et de technologies sont tous opérés en central.

Vous êtes directeur du programme « Beauty Tech » de L’Oréal. Qu’est-ce que cela signifie ?

La « Beauty Tech » s’inscrit dans la transformation digitale initiée en 2010.

En 2014, nous avons structuré notre approche autour de trois axes. D’abord, le développement du e-commerce qui, que ce soit en direct ou en indirect (sur Amazon par exemple), représente aujourd’hui environ un tiers de notre activité. Ensuite, le large basculement de nos investissements publicitaires en télévision vers de la publicité ciblée en ligne. Enfin, il s’est agi de faire de nos marques des « love brands », c’est à dire des marques appréciées et très actives sur les réseaux sociaux.

En 2018 est née réellement la « Beauty Tech ». Pour rester leader de la beauté, notre direction générale a eu la conviction qu’il fallait s’appuyer sur la technologie et que celle-ci allait disrupter le marché de la beauté. La « Beauty Tech » est donc d’abord une ambition.

A l’époque, l’IT était rattachée au CFO et concernait surtout des systèmes comme notre gestion et notre facturation sur SAP. Or l’IT est amenée à jouer un grand rôle dans la transformation de l’entreprise. Il s’agissait donc tout d’abord de transformer l’IT. Désormais, elle est dans le département recherche, innovation et technologies sous l’autorité de la Deputy CEO Barbara Lavernos. Je suis directement rattaché à elle, comme notre CIO Etienne Bertin.

Pouvez-vous expliquer en quoi consiste cette ambition de la « Beauty Tech » ?

La « Beauty Tech », c’est deux choses : inventer la beauté du futur et devenir l’entreprise du futur.

La beauté du futur, cela signifie passer du produit seul au développement de services digitaux ou en point de vente. Par exemples, nous pouvons proposer des services de diagnostic, d’essayage virtuel, de recommandations…

Et nous transformer en l’entreprise du futur, c’est mettre à disposition des collaborateurs des outils de plus en plus enrichis en technologies. Par exemple, nous avons des outils d’IA pour aider à la formulation de produits.

La « Beauty Tech » a donc impliqué la nécessité d’une grande transformation de l’IT. C’est avec cette ambition que nous avons assuré le passage d’une IT fragmentée à l’IT globalisée par domaines et zones telle qu’elle est aujourd’hui. Et puis l’IT doit aussi se transformer autour de la data.

Concrètement, comment se traduit en pratique la « Beauty Tech » ?

La DSI est seule en charge de l’opérationnalisation des systèmes, de la gestion des infrastructures, etc. Côté « Beauty Tech », nous avons un « triangle d’or » avec trois pôles : les produits des tech-accelerators, la data gouvernance et la Beauty Tech Data Platform.

La Beauty Tech Data Platform est une plate-forme technique qui ingère, structure, stocke et analyse toutes les données du groupe. Elle inclut donc des connecteurs, des technologies de traitement y compris de l’IA/IAG, des outils de visualisation, etc. Elle est interopérable mondialement pour ingérer et structurer le patrimoine data ainsi que construire nos applications. Techniquement, elle est portée essentiellement par Google Cloud (sauf en Chine) et s’appuie sur de nombreux outils tels que Databricks.

La gouvernance inclut la mise au point des taxonomies, la mise en qualité… L’objectif est de faire en sorte que toutes les sources de données soient mises à disposition, exploitables et de qualité, y compris pour l’entrainement de l’IA. Il n’est pas toujours simple de justifier les coûts des ressources affectées à cette préparation mais celle-ci est évidemment indispensable. La structure de data gouvernance est répartie sur les différentes plaques géographiques.

Enfin, délivrer les services est l’objectif des équipes que nous nommons « Tech Accelerators ». Celles-ci se consacrent aux services dédiés à nos collaborateurs (New-York, Paris, Singapour, Shangai) ou aux consommateurs (Toronto, Paris, Shangai). Chacune de ces équipes comprend des products managers, des data scientists, des designers, etc.

En cas de nécessité, l’équipe Tech Accelerators va décrire ses besoins en datas. Et l’équipe de data gouvernance va indiquer où trouver la data, quelle est sa qualité, sa fraîcheur, etc.

Quels sont les types de données dont vous disposez ?

Les données concernent autant les produits, la recherche, le marketing, les consommateurs, les ventes, les finances… Nous avons un patrimoine de données très riche lié à notre gamme de produits et de services très large !

Nous avons identifié dix-huit domaines de données. Quand nous avons commencé le classement, nous avons eu tendance à projeter l’organisation sur les domaines de données mais c’est évidement inapproprié. Par exemple, dans le domaine « produits », nous avons des données issues de la recherche et développement, de la production, du marketing, etc.

Nous avons ainsi des share domain datasets qui sont autant de sources de données structurées, documentées… Nous savons quelle est la fréquence de mise à jour, la source, la qualité, la granularité, etc.

Pouvez-vous nous donner des exemples de projets menés au sein de cette approche « Beauty Tech » ? Commençons par les collaborateurs…

Concernant les collaborateurs, je voudrais citer tout d’abord l’analyse des commentaires clients au niveau mondial sur chaque marque et sur ses concurrents. Nous pouvons ainsi obtenir une connaissance utile pour notre capacité à faire évoluer nos messages, nos produits ou nos services. Nous gérons à date environ deux cents millions de tels avis de consommateurs.

Nous avons également créé un outil de pilotage de notre relation avec Amazon sur tous les aspects de la supply-chain, du prix, etc.

Pour nous aider à la création de nouvelles formules de produits, nous avons de l’IA qui nous aide à prédire les résultats. Par exemple, avec cette composition, un teinture aura telle teinte et telle résistance.

Enfin je citerai un outil qui sert à l’arbitrage dans les investissements publicitaires par canaux et supports.

Et concernant les consommateurs ?

Bien entendu, je ne peux que commencer par citer la visualisation et l’essayage virtuel. Un consommateur peut ainsi application virtuellement à un selfie un rouge à lèvre, une teinture…

Nous avons aussi un service de diagnostic et de recommandation. Cet outil, à base d’IA, analyse des signes cliniques à partie d’un selfie et répond à des questions.

Nous avons aussi des applications de coaching sur la durée portant également sur le style de vie et pas seulement la cosmétique.

Mais il y a eu des incidents, notamment aux Etats-Unis, avec des IA de ce genre en fonction, en particulier, de la couleur de peau ou de cheveux. Comment procédez-vous pour éviter de telles situations ?

En effet, tous les outils que j’ai cités comprennent de l’IA. L’essayage virtuel se base sur des traqueurs et des algorithmes qui vont faire des analyses et des modifications de l’image. Mais la RSE et notamment, ici, l’inclusion sont pour nous très importantes. Nous avons donc absolument voulu éviter de connaître les incidents que vous mentionnez. Nous avons fait vérifier par un tiers que nos algorithmes étaient inclusifs. Les images utilisées en entraînement sont suffisamment diverses pour cela.

De même, nous avons entraîné les algorithmes de diagnostic de la peau avec des commentaires de dermatologues très variés et du monde entier.

Déployer l’IA en interne, comme nous le faisons, permet de maîtriser les algorithmes. Nous pouvons nous assurer de leur inclusivité car nous les réalisons nous-mêmes.

Quelles tendances voyez-vous sur le marché et quels défis en déduisez-vous ?

La tendance majeure, c’est bien sûr l’accélération de l’IA. Nous avions déjà une expertise et même une certaine habitude qui nous ont permis de saisir la récente déferlante. Il faut cependant, bien sûr, accompagner cette accélération en veillant à créer de la valeur. Il faut toujours garder un œil critique sur les technologies afin de s’assurer de cette création de valeur, de l’effectivité de l’accroissement de performance.

Le défi induit, bien sûr, c’est de gérer l’équilibre entre saisir ce qui commence, qui émerge à peine, et ce que l’on sait pouvoir passer à l’échelle.

Enfin, évidemment, je ne peux pas oublier la RSE. La RSE est un sujet fondamental pour nous. Nous la gérons dans le cadre du programme « L’Oréal for the Future ». La technologie et le digital ont un vrai poids loin d’être négligeable dans l’empreinte de l’entreprise. Comme toutes les équipes du groupe, y compris en usines, les équipes IT/data ont des objectifs en matière d’empreinte environnementale. Et cette RSE inclut également le contrôle du respect de nos principes éthiques par les algorithmes d’IA.

La Beauty Tech, la transformation digitale de L’Oréal

Stéphane Lannuzel est directeur du programme Beauty Tech chez L’Oréal. Après avoir présenté L’Oréal, le leader mondial de la beauté, il revient sur ce qu’est la Beauty Tech. Pour L’Oréal, la tech disrupte la beauté. Il s’agissait donc d’inventer la beauté du futur, au-delà des produits, en y ajoutant des services. Cette beauté du futur doit être mise en œuvre dans une entreprise du futur, avec de nombreux outils digitaux et IA.