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Anne Jeanjean (Ministères Sociaux) : « les méthodes agiles ont fait leurs preuves dans le Public »

Par Bertrand Lemaire | Le | Gouvernance

Directrice du numérique des Ministères Sociaux, Anne Jeanjean explique ici ses missions, ses approches et sa stratégie.

Anne Jeanjean est la directrice du numérique des ministères sociaux. - © Républik IT / B.L.
Anne Jeanjean est la directrice du numérique des ministères sociaux. - © Républik IT / B.L.

Quel est le rôle de la direction du numérique des Ministères Sociaux ?

La direction du numérique est la seule et unique entité numérique transverse aux trois ministères sociaux, à savoir (dans l’ordre protocolaire) le Ministère du Travail, du Plein emploi et de l’Insertion (le ministre est Olivier Dussopt), le Ministère de la Santé et de la Prévention (Aurélien Rousseau) et le Ministère des Solidarités et des Familles (Aurore Bergé). Le Secrétariat Général et l’Inspection Générale sont également des services transverses, la direction du numérique agissant en délégation du Secrétariat Général qui est en charge de la sécurité et de la fiabilité du système d’information.

Nous sommes au service des administrations centrales, des services déconcentrés (DREETS, ARS, DDETS…), des opérateurs et services publics (Pôle Emploi…)… Selon l’entité concernée, nous intervenons différemment (certaines de ces entités disposent de leur propre DSI ou DNum).

Nous avons trois missions principales.

La première est de garantir la sécurité et la fiabilité de l’écosystème numérique des ministères sociaux. Cela concerne notamment l’infrastructure mais aussi l’environnement numérique detravail des agents. En administration centrale, nous assurons le service support de proximité. A l’inverse, pour les ARS, comme elles ont leurs propres services informatiques, nous accompagnons le cadrage de leur feuille de route.

En deuxième lieu, nous réalisons des produits numériques pour certaines directions d’administrations centrales, sans que nous ayons une exclusivité en la matière. Les opérateurs sont généralement autonomes de ce point de vue. Notre objectif, sur ce plan, est de généraliser le mode produit. Nous veillons aussi à ce que nos produits aient un réel impact par leur usage et soient sécurisés, sobres et accessibles.

Enfin, nous devons faire monter en compétences numériques l’ensemble de notre écosystème, qu’il s’agisse d’informaticiens ou d’agents côté métiers. Cela implique de faire vivre une filière numérique au sein des ministères sociaux. Au sein de cette mission, il y a aussi l’animation de notre communauté pour partager les meilleures pratiques. Nous avons des talents internes, déjà recrutés, et il faut se préoccuper d’eux et aller chercher des talents externes complémentaires, par exemple en facilitant le passage du métier au numérique ou vice-versa.

Nous avons enclenché la réalisation de feuilles de route sur tel ou tel pan de nos missions : celles de la data secteur travail et de la data secteur santé existaient déjà mais d’autres sont à écrire. Il faut que nous développions une vision plus globale. Notre travail en cours vise aussi à ce que nous partagions tous une vision commune. Ce plan global devrait être défini d’ici la fin de l’année 2023 avant que nous fassions en sorte d’avoir les ressources humaines et financières nécessaires. Il y aura une feuille de route transverse et une feuille de route par ministère.

Quels sont vos grands choix en termes d’architecture IT ?

Nous avons engagé une réflexion pour reposer nos fondamentaux afin de gérer l’existant en le rationalisant et de se projeter dans l’avenir avec une part de cloud pour garantir notre agilité. Même si nous avons un enjeu autour de nos datacenters vieillissants, l’ensemble de notre parc ne sera pas cloudifiable. Sur ce point, nous bénéficions d’un accompagnement de la DINUM (Direction interministérielle du numérique).

Notre vision est de nous caler sur l’état de l’art avec une approche hybride entre clouds internes et clouds externes. L’état des lieux est désormais connu et nous travaillons à affiner et stabiliser les scénarii pour faire nos choix au cours du premier semestre 2024 et mettre en place notre plan d’actions pluriannuel. Aujourd’hui, notre parc est reparti en trois tiers entre un tiers hébergé on premise sur notre datacenter Ministères Sociaux, un tiers on premise dans un datacenter du Ministère de l’Intérieur et le dernier tiers en hébergement cloud externe dit cercle 3.

A cela s’ajoutent les grands systèmes interministériels comme RenoiRH et Chorus, chacun opéré par le service dédié. Bien entendu, lorsqu’une administration a développé quelque chose qui peut nous être utile, nous évitons de refaire ce qui a déjà été fait.

La DSI des Ministères Sociaux s’est transformée en Direction du Numérique (DNum) en 2019. Qu’est-ce que cela a changé ?

Je vais vous raconter une anecdote personnelle pour bien faire comprendre la différence. Il y a quelques années, dans un autre poste, j’accompagnais une ministre qui allait recevoir le ministre en charge du numérique. Et, juste avant l’entretien, elle me demande de définir le numérique en trente secondes. Je lui ai répondu que le numérique consistait à remettre l’humain au centre, que les usages guident la technique et non pas l’inverse. Je tiens beaucoup à cette différence : nous devons voir nos choix tirés par les seuls usages.

De formation, je suis vétérinaire. Je n’ai jamais fait de l’informatique pour l’informatique. je l’ai toujours fait pour trouver des solutions, répondre à des besoins.

En ce moment, la transformation numérique entraîne un important changement culturel. Et il est donc essentiel de savoir emmener tout le monde dans ce mouvement. Il y a beaucoup de révolutions dans l’informatique mais la plus importante est bien la transformation numérique. A la fin, évidemment, il faut toujours vérifier que le numérique apporte effectivement les services attendus.

Bien sûr, de nombreuses interrogations demeurent, des zones sont encore incertaines et des questions méritent des réponses. Par exemple, en ce moment, nous nous interrogeons sur le fait de placer, en termes d’organisation, l’architecture plutôt avec les infrastructures ou plutôt avec l’applicatif.

A tout cela s’ajoute évidemment la nécessité d’innover et d’accompagner nos chefs de projets dans ces innovations comme, par exemple, l’adoption du mode produit.

Bien sûr, nous profitons de l’interministériel en nous appuyant sur les travaux de la DINUM, notamment sur son équipe Cloud ou sur celle de ses UX Designers. Avec l’évolution en cours, le dispositif des entrepreneurs d’intérêt général, qui nourrit ces équipes, devrait gagner en agilité puisqu’il va utiliser un mode continu au lieu de promotions annuelles.

Puisque vous parlez d’agilité, revenons sur ce point. Le « Code du Travail Numérique », qui est un outil pour permettre à chacun d’obtenir le droit applicable à sa situation propre, a été développé en mode agile. Mais en quelle mesure cette approche est-elle réellement compatible avec l’administration, réputée pour être lourde ?

Alors, oui, je l’affirme, l’agilité est compatible avec l’administration. La meilleure preuve est que nous sommes actuellement en train de passer à l’agilité à l’échelle. Et, depuis des années, la ‘méthode start-up’ a fait ses preuves dans le secteur public.

D’ailleurs, le Code du Travail Numérique continue d’évoluer. Nous sommes actuellement en train de travailler à y implanter une IAG.

Si après 5 ans d’existence, le mode startup exercé aujourd’hui par La Fabrique Numérique des ministères sociaux ou l’ARS Ile De France a fait ses preuves, il est soumis à la réussite de l’intégration des startups dans leur « écosystème numérique naturel ». Je préfère l’action en mode produit qui oblige à concevoir dès le démarrage du cycle de vie du produit son intégration à un portefeuille de produits et de circuit de données, dont les directions métiers doivent être les responsables et les garantes.

Embarquer les sponsors métiers est indispensable pour améliorer la priorisation des actions et la gestion des produits. L’un des biais des méthodes agiles peut être d’accumuler des produits « isolés ». Il faut savoir faire le ménage et établir une vision de son portefeuille. Et c’est à nous d’accompagner les métiers pour opérer des choix. 

Malgré la protection du Code des Marchés Publics, constatez-vous, comme vos confrères du Privé, une inflation injustifiable des tarifs des prestataires ?

Oui, comme tout le monde. Nous nous sommes rapprochés de la DINUM, de la DAE (Direction des Achats de l’État) et du Cigref sur le sujet. Nous n’avons pas, pour l’heure, de stratégie bien définie mais nous voulons jouer collectif pour éviter les abus, même si nous comprenons quelques augmentations. Lorsque toutes les marges de manœuvre que nous parvenons à créer sont aussitôt mangées par l’inflation des coûts, c’est la preuve que nous avons besoin d’une stratégie d’achats.

Du coup, quelle place donnez-vous au logiciel libre ?

Par rapport à d’autres ministères, nous sommes sans doute de moindres utilisateurs du logiciel libre. Nous n’avons pas d’approche dogmatique sur ce sujet. Nous faisons nos choix en arbitrant sur quatre facteurs : le besoin, les technologies disponibles, les coûts et les compétences disponibles.

Nous avons des obligations de maintien du service public. A noter que des entreprises françaises ont des offres intéressantes.

Pour ce qui concerne l’IAG, nous nous sommes rapprochés de la DINUM qui travaille avec des solutions libres.

Par la nature de votre secteur, dans votre périmètre, des données très sensibles sont traitées. La cybersécurité relève-t-elle de vos fonctions ?

Le FSSI (Fonctionnaire de Sécurité des Systèmes d’Information) est rattaché au service du Haut-Fonctionnaire de Défense et de Sécurité, pas à la DNum. En effet, il ne faut pas être juge et partie. Par contre, la cybersécurité opérationnelle est assurée par notre équipe confiance numérique. Il y a bien une supervision centrale de la cybersécurité mais aussi une gestion opérationnelle décentralisée.

Quand un hôpital est cyberattaqué, le FSSI intervient aux côtés de la Mission Numérique en Santé et de l’ARS concernée.

Aujourd’hui, quels sont vos défis ?

J’en vois trois principaux.

Tout d’abord, il nous faut lutter contre l’infobésité et, plus généralement, l’hyper-numérique. Sur ce point, la DNum pilote les travaux en lien avec le Pôle Modernisation et la DRH. Il nous faut veiller à avoir des outils adaptés, à garantir le droit à la déconnexion, à inciter à limiter le nombre de mails, à lutter contre la télé-réunionite (certains passent parfois des journées entières en enchaînant les visio-conférences)… Nous travaillons avec la société Mailoop pour, déjà, réaliser un état des lieux. Les cabinets ministériels et les ARS sont déjà très sensibilisés à ces sujets.

Un deuxième défi concerne les données. Dans le cadre du bilan de la feuille de route data travail, nous avons pu voir que certains axes n’ont pas été au bout de leur mise en place. Ouvrir les datas est une chose mais il faut aussi les faire circuler. Sans doute l’approche actuelle est trop patrimoniale. Nous devons appliquer une approche produit aussi sur les données, en utilisant le data mesh pour désiloter. Pour développer l’acculturation à la data, nous voulons faire comprendre par la pratique nos enjeux et les opportunités offertes. Pour cela, au-delà d’une « journée de la data » dans un ministère, nous allons organiser au printemps 2024 un premier « salon de la data » destiné aux collaborateurs des trois ministères.

Enfin, en septembre 2024, notre direction va clore la réorganisation de l’implantation physique francilienne des services d’administration centrale des ministères sociaux. La DNUM va quitter les quais de Seine pour rejoindre Montrouge derrière la Porte d’Orleans. C’est une opportunité de continuer notre transformation en développant la co-construction et en mettant les usages au centre également pour ce déménagement.

Podcast - La DNum est une DSI qui remet l’humain au centre

Anne Jeanjean, directrice du numérique des ministères sociaux, revient ici sur ce qui distingue une DSI d’une Direction du Numérique. Les Ministères Sociaux, qui ont une DNum commune, ont réalisé la transformation de leur DSI en 2019. Le plus important, pour réaliser cette évolution majeure, est de placer l’usage avant la technologie, c’est à dire de remettre l’humain au centre.