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Quentin Briard (Club Med) : « ma conviction est que le bot va devenir un canal de réservation »

Par Bertrand Lemaire | Le | Gouvernance

CEO Marketing Digital & Technology du Club Med, Quentin Briard pilote l’ensemble de la chaîne de valeur du marketing à l’infrastructure, data et cybersécurité incluses. Il explique ici la stratégie numérique du Club Med, en particulier les chantiers en matière d’IA et d’IAG.

Quentin Briard est CEO Marketing Digital & Technology du Club Med. - © Républik IT / B.L.
Quentin Briard est CEO Marketing Digital & Technology du Club Med. - © Républik IT / B.L.

Pouvez-vous nous rappeler ce qu’est le Club Med aujourd’hui ?

Le Club Med est né de l’idée de libérer les individus des contraintes pour qu’ils puissent retrouver les bonheurs originels en harmonie avec la nature. Les Gentils Membres (GM) doivent ainsi pouvoir passer de vraies vacances. Notre ambition est de créer des moments inoubliables chaque jour pour nos clients, les GM. Et c’est le travail des GO (Gentils Organisateurs, saisonniers) et GE (Gentils Employés, personnel local permanent des villages). Même si le contexte a évidemment changé, notre vision est la même que dans les années 1950. Créer une telle bulle de bonheur est d’autant plus précieux aujourd’hui qu’à l’époque.

Ainsi, aujourd’hui, Club Med exploite un parc de près de 70 Resorts Premium et Exclusive Collection, répartis sur 25 pays, avec de nouvelles ouvertures chaque année. En tout, notre effectif global peut atteindre prés de 25 000 personnes de 110 nationalités dans 40 pays. Au siège et dans les services administratifs, nous sommes en tout 6000. Les chiffres 2023 seront publiés fin mars mais on peut d’ores et déjà annoncer qu’ils seront excellents : 2023 est une très belle année. Le marché a récupéré en 2023 les chiffres pré-Covid de 2019, nous l’avions fait dès 2022.

Vous êtes directeur général Marketing Digital & Technology. Que signifie ce titre et pourquoi une telle fonction existe-t-elle au Club Med ?

Revenons sur la genèse de la création de mon poste pour bien comprendre. En 2015, nous avons été confrontés à une accélération du numérique, notamment en Asie où nous sommes très implantés. Le mobile a pris une importance considérable. Par exemple, dès cette époque, les Chinois achetaient de l’immobilier sur mobile !

Etant donné que nous ne sommes pas une entreprise technologique, regrouper toute la chaîne de création de valeur, de l’idée à la réalisation technique, nous a semblé pertinent. Cette direction a été créée par Anne Browaeys, un grand nom du digital. Il faut comprendre qu’un changement décidé pour des raisons de marketing peut avoir un impact même sur les infrastructures. Ma fonction regroupe donc le pilotage des actifs numériques, des infrastructures, les applicatifs type ERP/CRM, etc. Pour ce faire, la direction dispose de 150 GO et de 150 GP (Gentils Prestataires).

Cette organisation offre de nombreux bénéfices dont celui d’aligner tout le monde sur les mêmes objectifs et la même stratégie. Dans un contexte de grande transformation, c’était une très bonne solution et ça l’est toujours.

Pouvez-vous nous donner un exemple où cette organisation s’est révélée bien utile ?

L’an dernier, nous avons refondu notre identité de marque. Lors de la refonte de notre site web, il a fallu travailler sur l’interface et l’expérience utilisateur (polices, couleurs compatibles…) ainsi que sur des technologies telles que le streaming. Nous avons choisi d’adapter nos infrastructures en basculant sur AWS.

Le projet a donc été traité au sein de ma direction, de A à Z, du marketing à l’infrastructure. Il a été aisé de faire travailler tout le monde ensemble très vite.

Quels sont vos grands choix d’organisation IT ?

CISO, data… tout ce qui est en lien avec le numérique me rapporte. L’IT est, chez nous, centralisée. Nous avons un pilier stratégique glocal. En global, nous avons les expertises, la définition des services… En local, nous avons la promotion, l’acquisition, le merchandising, la distribution… pour nous adapter à la demande locale et le service de proximité.

Comme tout votre secteur, vous avez été très impacté par la crise sanitaire Covid-19. Quelles leçons tirez-vous de cette période ?

Bien entendu, tous nos Resorts ont été fermés durant plusieurs mois. Mais, du point de vue IT, nous avons pu continuer à tout opérer à deux exceptions près. En effet, nous avions déjà basculé sur des outils cloud et donc le télétravail n’a pas posé de souci sauf sur les exceptions en questions.

La première exception, c’était la téléphonie pour la relation client. Lorsque les vendeurs sont passés en télétravail à domicile, nous avons été obligés, dans un premier temps, de basculer la relation client en mode mail. Nous avons alors déployé une téléphonie IP dans le cloud, en l’occurrence CXOne de Nice. Au deuxième confinement, la bascule du téléphone au domicile de nos collaborateurs s’est effectuée du jour au lendemain.

Le deuxième souci rencontré était la relation avec les revendeurs. Auparavant, ils devaient nous contacter par téléphone. Désormais, nous avons une solution digitale qui leur est destinée afin qu’ils puissent réserver directement.

Dans les évolutions opérées dans la foulée de la crise, on peut également mentionner le développement en Resorts du QRcode pour tout réserver, éviter les queues, etc.

Retrouvez Quentin Briard à l’IT Night

Quentin Briard, DG Marketing Digital & Technology du Club Med, est membre du jury des Trophées de l’IT Night. Il assistera donc aux présentations des candidats lors du Grand Oral le 30 avril 2024 et à la cérémonie de l’IT Night le 27 mai 2024

Comment définissez-vous, aujourd’hui, votre stratégie omnicanale ?

D’un point de vue stratégique, nous avons toujours assumé de privilégier les ventes directes. Aujourd’hui, 73 % de nos ventes sont en direct. De ce fait, nous avons des données de qualité sur nos clients pour notre CRM. Pour l’indirect, nous recourons à des partenaires privilégiés avec qui nous avons des accords pour échanger des données adéquates dans des formats bien déterminés.

Entre l’avant et l’après-Covid-19, les ventes auprès de clients recourant au digital en autonomie ont bondi de 31 % à 49 %. Ce chiffre intègre les vente sur Internet en direct (34 %), les ventes sur WeChat en Chine et les ventes digitales via les distributeurs.

Il ne faut pas oublier que les vacances constituent le moment le plus important de l’année pour une famille. C’est un achat très impliquant. Le parcours client est donc riche et complexe, avec de nombreux échanges, de la réflexion collective, tout le contraire du « one clic ». Grâce à notre data factory, nous avons pu réconcilier tout le parcours d’un client qui, en moyenne, s’étale sur une centaine de jours avec une dizaine de points de contact (chat, site web, visite en agence…).

Notre datahub traite deux milliards d’informations avec jusqu’à cinq millions d’échanges par jour. Nous utilisons Apache Kafka, Google Big Query, nos CRM Microsoft Dynamics (B2C) et Salesforce (B2B : séminaires, incentive…) ainsi que les multiples outils classiques du scoring, etc.

Quels sont vos grands projets du moment ? Envisagez-vous le développement de l’IA/IAG par exemple ?

Notre premier objectif stratégique est de devenir la marque lifestyle la plus désirable pour les vacances. C’est de là que dérive la refonte de notre site web (dont le chantier sera achevé à la fin du premier semestre). Pour ce nouveau site, nous allons devoir produire du contenu. Pour cela, le recours à l’intelligence artificielle générative (IAG). Mais l’IAG est un moyen, une modalité d’un projet, pas un projet en lui-même.

Nous avons un deuxième objectif qui est de libérer un maximum de temps à nos collaborateurs pour qu’ils puissent se focaliser sur des tâches à valeur ajouter. Cela suppose de développer des produits digitaux à cette fin.

Bien entendu, nous avons également à renforcer la solidité de nos actifs numériques, en particulier en termes de cybersécurité et d’infrastructures. Nous réalisons donc des migrations techniques pour contrer l’obsolescence depuis une dizaine d’années. Si nous avons longtemps eu du mainframe, nous avons aujourd’hui une architecture avec Linux, microservices et API. Le plus gros de notre transformation est déjà achevée mais il reste des projets à mener. Par exemple, nous sommes en train de migrer de SAS vers Google Big Query. Nous avons 1200 scripts de 800 lignes chacun en moyenne à convertir. En ayant recours, pour cela, à l’IAG supervisée humainement, nous avons calculé que nous gagnons douze mois et 600 000 euros.

Nous avons presque achevé notre migration vers le cloud. Nous achevons la bascule de notre ERP Oracle vers l’ERP SaaS du même éditeur mais il s’agit là d’une vraie migration. Nous ne pouvons pas garder nos spécifiques, ce qui est certes un avantage en termes de maintenabilité mais impose un changement de culture.

L’IAG n’est pas un projet avez-vous dit mais, pourtant, on peut avoir l’impression que vous avez beaucoup de projets autour de l’IAG…

L’IAG se glisse partout, en fait. Dès février dernier, deux mois après la disponibilité publique de ChatGPT, nous nous sommes interrogés en ComEx, comme pour chaque nouveauté technologique majeure, si cela impactait notre business. Nous en avons conclu que non, offrir des vacances de rêve restant une prérogative du GO. Mais nous pouvions enfin envisager une vraie communication individualisée en gagnant du temps sur des tâches rébarbatives.

Au début, nous avons, comme tout le monde, eu des difficultés à appréhender la technologie. Nous nous sommes demandé quelles innovations nous pouvions construire, pour quel coût, etc. Pour chaque projet, nous avons construit des tables de sensibilité (taux de couverture fonctionnelle, taux d’adoption…). Nous avons travaillé avec AIBuilders sur des ateliers avec les utilisateurs. Beaucoup de cas d’usages sont ressortis. Pour nos projets , nous avons commencé par les cas d’usages à fort bénéfice et effort faible.

Pouvez-vous nous donner quelques exemples d’usage de l’IA ou de l’IAG ?

En production, nous avons indexé les 50 000 images de notre DAM (Digital Asset Management) Keepeek. Nous avons formé le modèle pour que l’IA puisse reconnaître un village, une plage donnée, etc. Nous travaillons avec Vision AI de Google, toujours sous supervision humaine. Par rapport à une indexation réalisée par des êtres humains, nous avons estimé notre gain à 350 000 euros.

Nous sommes en train de créer TED Copilot. TED, c’est le Travel Experience Designer. Cette solution vise à aider nos collaborateurs à co-créer les vacances de nos clients. Nous travaillons actuellement avec une start-up française, Allobrain. Si la technologie est aujourd’hui GPT 3.5 et Claude d’Anthropic, rien ne nous interdit, demain, d’utiliser Mistral.ai ou Gemini. Même si l’IA peut paraître magique, il faut travailler par cas verticaux précis pour obtenir de bons résultats. Et nous veillons à ce que le fonctionnement soit multimodal : selon la question, la réponse pourra être du texte, un plan, une image…

Nous allons également développer un équivalent de TED Copilot pour nos clients/prospects afin de répondre facilement aux demandes de niveau 1 sur nos produits et nos prix au travers de canaux tels que WhatsApp. Notre premier choix pour tester cet outil de LLM est le Brésil : ce pays est le deuxième du monde après l’Inde en termes d’usages de WhatsApp. Très rapidement, le bot va permettre de créer un devis après quelques questions. Ma conviction est que le bot va devenir un canal de réservation à part entière. Demain, nos clients auront le choix de réserver via un humain (c’est un achat engageant), via le web ou via un chat avec un bot. Le bot permet d’être guidé ou non, en traitant les questions dans l’ordre que l’on veut et pas un ordre imposé, etc.

Enfin, nous en avons déjà parlé, je veux aussi citer la migration de SAS vers Big Query. C’est un très gros chantier et, même si nous gagnons un an grâce à l’IAG, cela reste un projet long. Il n’existe pas de bénéfice financier direct sur ce genre de projet mais nous donnons à chaque collaborateur les outils dont nous avons besoin pour analyser les datas. Demain, on peut même imaginer de poser une question comme : « pourquoi mes venrtes n’ont-elles pas été bonnes ? » Nous aurons alors enfin la business intelligence à la disposition de l’utilisateur final, celle dont nous avons tous toujours rêvé, sans intermédiaires analystes qui sont les vrais utilisateurs, aujourd’hui, de la soi-disante « self-BI ».

Comme Siddhartha Chatterjee l’a rappelé dans vos colonnes il y a peu, nous appliquons un certain nombre de principes dans tous nos projets IA. L’IA doit rester éthique, d’où l’existence d’un comité d’éthique qui le vérifie. Les données utilisées doivent rester confidentielles, d’où notre partenariat avec S3NS pour un hébergement local et un chiffrement par Thales. Enfin, dans le cadre de démarches FinOps et RSE, nous veillons à limiter l’usage des ressources. Nous analysons régulièrement les données réellement utiles pour supprimer celles qui ne le sont pas.

Quand on s’appelle « Club Med », la guerre des talents est-elle un sujet ?

Même pour nous, c’est un défi !

Le point de départ de tout dans la Tech, c’est le recrutement. Recruter des personnes en adéquation avec nos valeurs (gentillesse, responsabilité, esprit pionnier…) est le premier impératif. Quand nous y parvenons, en général, les collaborateurs restent. Si nous n’avions que l’expertise comme critère, les recrutés resteraient douze mois comme on peut le voir dans d’autres sociétés.

Par ailleurs, nous avons un leadership dans le tourisme et donc des projets intéressants. Nous sommes dans les vingt premiers clients de S3NS. Même nous ne le faisons pas pour motiver les talents, cela y contribue.

Nous avons également une recommandation générale aux managers de laisser 20 % du temps pour du « bac à sable ».

Nous veillons également à proposer une vraie évolution de carrière. Par exemple, j’ai démarré au Club Med comme stagiaire et aujourd’hui je suis au ComEx. Au sein du ComEx, d’ailleurs, il y a deux anciens GO (un moniteur sportif et un GO Mini-Club) !

Bref, nous recrutons qui aiment le Club Med, ses missions et ses projets. Alors, même si c’est parfois dur de recruter, nous nous en sortons plutôt bien.

De la même façons, les prestataires, qui représentent 50 % des effectifs dans le numérique, aiment venir chez nous. L’intérêt du recours aux prestataires est de disposer d’une expertise que nous n’avons pas, même si nous cultivons une forte expertise interne. Par exemple, nous intégrons S3NS en interne.

Quels sont vos défis du moment ?

Je dirais d’abord l’amélioration de nos méthodes de travail. L’ensemble des sujets que nous traitons sont nettement plus transversaux aujourd’hui qu’auparavant. Il nous faut donc toujours nous améliorer sur le collectif, la méthode, la transversalité. Il faut savoir donner du sens à chaque tâche par son résultat attendu. Et il faut aussi développer des méthodes de tests.

Nous planifions nos projets par trimestre avec un examen tous les trois mois de la feuille de route et en les priorisant. Nous suivons ensuite la réalisation et l’évolution des projets avec un classique diagramme de Gantt.

Des nouveaux projets, il y en a toujours. Mais les méthodes de travail sont là pour durer.

Podcast - Du marketing à l’infrastructure IT, le Club Med a unifié la chaîne de valeur

Quentin Briard est directeur général Marketing Digital & Technology du Club Med. Il réunit donc sous son autorité à la fois le marketing, la data, l’IT… jusqu’à l’infrastructure. Après avoir présenté le Club Med, il explique la raison d’être de sa fonction et donne un exemple concret où cette unification de la chaîne de valeur a été particulièrement pertinente.