Décideurs it

Facturation électronique obligatoire : la fabrique d’un grand projet de transformation

Par Bertrand Lemaire | Le | Cas d’usage

Céline Frackowiak, directrice de projet Facturation électronique à la DGFiP (Direction Générale des Finances Publiques), et Stéphane Eustache, directeur du programme Facturation électronique à l’AIFE (Agence pour l’Informatique Financière de l’Etat), reviennent sur l’état d’avancement (et la nécessaire adaptation du calendrier) de la bascule vers l’obligation de la facturation électronique ainsi que les étapes à venir. La complexité du projet dans un écosystème aux nombreux acteurs et l’obligation de succès ont amené à consolider avant de déployer.

Céline Frackowiak (DGFiP) et Stéphane  Eustache (AIFE). - © Républik IT / B.L.
Céline Frackowiak (DGFiP) et Stéphane Eustache (AIFE). - © Républik IT / B.L.

A propos de la facturation électronique obligatoire

La bascule vers la facturation électronique obligatoire, ses modalités et ses raisons d’être ont été expliquées dans l’interview précédente

Après des annonces dès l’été 2023, le nouveau calendrier a été officialisé avec le vote de la loi de finances 2024 et a été publié début 2024. 

Pouvez-vous nous rappeler les rôles respectifs de la DGFiP (Direction Générale des Finances publiques) et de l’AIFE (Agence pour l’Informatique Financière de l’État) dans la bascule vers la facturation électronique obligatoire ainsi que les objectifs premiers de celle-ci ?

Céline Frackowiak : Le projet est porté par la DGFiP compte tenu de ses objectifs en matière fiscale, en partenariat avec l’AIFE. La DGFiP a en effet la responsabilité du recouvrement de l’impôt, dont la taxe sur la valeur ajoutée (TVA) et le projet poursuit un objectif de lutte contre la fraude. La facturation électronique obligatoire améliorera les outils de lutte contre la fraude fiscale, en particulier contre les carrousels de TVA. Mais il ne faut pas oublier que cette bascule permettra également d’importants gains de compétitivité pour les entreprises, d’une part dans le processus de facturation, d’autre part avec, à terme, le pré-remplissage des déclarations de TVA. Enfin, la lutte contre la fraude et l’avantage illégitime induit sert aussi les entreprises de bonne foi puisque cela permet une concurrence loyale.

La DGFiP a confié la construction du portail de la facturation électronique à l’AIFE.

Stéphane Eustache : Le rôle premier de l’AIFE est de fabriquer la plate-forme publique de facturation électronique, qui offrira un service d’annuaire centralisé, avec un accès aux informations d’identification qui permettent d’assurer l’envoi des factures, et un service de base aux entreprises pour l’émission et la réception des factures, en complément de l’offre privée (les plates-formes de dématérialisation partenaires ou PDP). Ce portail concentrera aussi les données de facturation pour alimenter les projets de simplification et de lutte contre la fraude de la DGFiP. L’AIFE anime à cette fin l’écosystème des nombreux partenaires du projet. En effet, le portail n’est qu’un des éléments du dispositif d’ensemble.

Nous avons aussi à coordonner douze SI partenaires dont, bien sûr, la DGFiP et aussi, par exemple, l’INSEE et son système ProConnect. Ce service d’identité numérique pour les entreprises, similaire à France-Connect, permet de vérifier qu’une personne physique est bien dirigeant et donc mandatée pour créer et administrer un compte d’une entreprise et, le cas échéant, déléguer le droit de transmettre des factures.

Céline Frackowiak : L’identité numérique des professionnels est un sujet fondamental mais encore largement en construction.

Stéphane Eustache : Nous venons de créer une direction de programme au sein de l’AIFE au 1er décembre 2023 précisément parce que le sujet est complexe et s’appuie sur un écosystème très vaste, et aussi car nous entrions dans la dernière phase du projet. Au-delà de la construction du Portail Public de facturation, il y a 24 projets informatiques distincts dans 9 systèmes applicatifs. Il apparaissait nécessaire de poser une organisation permettant de tout coordonner pour tenir le calendrier.

La bascule vers la facturation électronique obligatoire ne concerne pas seulement l’État. Toutes les entreprises doivent être prêtes. La réussite de ce programme est étroitement liée à la maturité des différents partenaires et, en amont, de nombreux ateliers de co-construction ont donc été organisés. Maintenant, on peut dire que l’écosystème est mature et que, par conséquent, le travail de construction peut réellement commencer.

Malgré tout, par rapport au calendrier initial, le programme a subi un important décalage acté par la dernière loi de finances. Pour quelles raisons ?

Céline Frackowiak : En septembre 2023, nous avons fait deux constats. D’abord, le portail public n’était pas prêt. Nous avions surtout besoin d’un délai, notamment pour réaliser tous les tests nécessaires et être en mesure de garantir aux entreprises un service aussi sécurisé que possible. Ensuite, nous avions de bonnes raisons de penser que les entreprises aussi avaient besoin d’un temps de préparation supplémentaire. En effet, un sondage réalisé durant l’été 2023 par l’institut Ipsos nous a appris que seulement 40 à 45 % des entreprises avaient réellement engagé leur chantier de mise en conformité. La décision de report a donc été raisonnée et raisonnable.

Stéphane Eustache : Ce qui est important, c’est d’être en adéquation avec les attentes des différentes parties prenantes. Il fallait également mieux organiser les relations entre les différents projets, acteurs et systèmes. Nous avons dû adapter et le dispositif et faire preuve d’une grande prudence. Il y avait aussi le besoin d’améliorer les spécifications avec un travail commun réalisé avec nos partenaires, qui, pour beaucoup, n’étaient pas prêts également.

Des tests de PDP (Plateformes de Dématérialisation Partenaires) devaient avoir lieu dès décembre 2023. Ces tests aussi ont-ils été repoussés ?

Céline Frackowiak : Oui, bien entendu. Les PDP constituent un rouage essentiel. Elles sont là pour répondre aux besoins des entreprises. Le portail public est certes gratuit mais le service apporté est un service minimum. C’est la raison pour laquelle la plupart des grandes entreprises et des ETI prévoient de recourir à une PDP.

C’est pourquoi la DGFiP souhaite accompagner les PDP le plus tôt possible dans leur démarche d’immatriculation pour garantir la confiance des entreprises comme de l’administration dans celles-ci. Le service dédié à l’immatriculation des PDP, situé à Lille, a ouvert le 2 mai 2023. En amont de cette ouverture, nous avons vérifié avec nos partenaires que le processus correspondait bien aux besoins et attentes au cours de la phase d’expérimentation.

En principe, pour qu’une plateforme puisse être immatriculée (et donc devenir PDP), il est nécessaire qu’elle ait réussi un test de raccordement. Nous avons annoncé dès septembre 2023 notre volonté d’ajuster la procédure pour éviter de pénaliser des acteurs qui étaient en avance de phase et offrir de la visibilité aux entreprises aussi tôt que possible sur leurs futurs partenaires. Un décret est en cours d’élaboration à cette fin : les PDP pourront donc être immatriculées sous réserve de la réussite du test de connexion. Actuellement, il y a une cinquantaine de candidats PDP. Les entreprises peuvent d’ores et déjà identifier les opérateurs à suivre pour effectuer leur choix.

Notre engagement est de lever tous les freins administratifs et de ne pas freiner le développement des PDP. Mais l’administration n’est pas maîtresse de la qualité des candidatures. Il est par conséquent difficile de dire quand il y aura les premières immatriculations.

Stéphane Eustache : L’évolution du processus permet de décorréler la procédure de tests de la procédure d’immatriculation. Pour accompagner ces PDP, nous nous montrons pragmatiques. Ainsi, en ce qui concerne les tests de raccordement, nous misons sur une démarche de co-construction, tant sur l’organisation que sur la méthodologie, pour en préciser le déroulement. A titre d’illustration, nous savons que la stabilisation du cadre normatif (spécifications externes, y compris les règles de gestion) est indispensable pour que chaque acteur de l’écosystème ait une vision claire de ce qu’il a à faire et pour guider le travail des développeurs et éditeurs de logiciels. Nous intégrons donc dans le calendrier de nos travaux la contrainte que ceux-ci auront besoin d’un délai de huit à dix mois pour adapter leurs solutions avant de pouvoir débuter les tests.

Ensuite, pour mener ces tests, nous estimons qu’il ne suffit pas que la connexion au portail soit possible, il faut également offrir un minimum de fonctionnalités pour que les candidats PDP puissent tester les principales fonctionnalités qu’ils veulent offrir à leurs clients. Nous allons donc, pour cela, mener une nouvelle série d’ateliers avec eux afin d’être au plus près des attentes des différents acteurs.

Comme le ministre de l’Economie et des Finances l’a d’ailleurs indiqué aux entreprises, les premiers tests seront menés dès 2024.

Le modèle en Y, c’est d’une part les PDP, de l’autre le portail public gratuit, les deux aboutissant au même transfert de données à la DGFiP. Avez-vous une préférence pour l’une ou l’autre branche du Y ?

Céline Frackowiak : Non. Les deux branches ont leur rôle. Le but est la satisfaction des besoins des entreprises. Notre objectif n’est pas de réglementer le marché : nous définissons les règles du jeu. J’ai souvent eu l’occasion de le dire : nous n’inventons pas la facturation électronique, nous la généralisons. Le marché de la dématérialisation existe et il est indispensable de pouvoir capitaliser sur son savoir-faire. Celui-ci a pris en compte les attentes des uns et des autres, au-delà de la seule transmission des factures à la DGFiP. Le portail public proposera un service minimum pour permettre à l’entreprise de transférer ses données. Mais les PDP seront là pour proposer également des services à valeur ajoutée.

Stéphane Eustache : La facturation électronique obligatoire impacte le fonctionnement de l’entreprise. Il faut repenser le processus de facturation. C’est donc une opportunité pour que les entreprises évoluent et optimisent ce processus. Ce programme est la preuve que Public et Privé peuvent travailler ensemble pour un objectif commun.

Quels sont les profils des candidats PDP ? Quelles étaient vos attentes en la matière ?

Céline Frackowiak : Nous n’avions pas d’attentes particulières en termes de profils pour les PDP et nous constatons que les candidats sont très divers. En premier lieu, bien sûr, il y a les acteurs traditionnels de la dématérialisation. Mais nous voyons aussi des acteurs nouveaux. Par exemple, les banques se positionnent (BNP-Paribas, Crédit Mutuel…). Les experts comptables ont créé leur portail Jefacture.com qui est aussi une offre intéressante. Et puis nous sommes très heureux de voir des acteurs de la French Tech se lancer également.

Comment collaborez-vous avec les éditeurs de logiciels ?

Céline Frackowiak : Nous avons un groupe de travail mensuel dédié depuis 2021. L’association SDDS (Simplification pour la Dématérialisation des Données Sociétés) regroupe les principaux éditeurs de logiciels comptables du marché. Elle a accompagné la DSN (Déclaration Sociale Nominative) et son évolution. Elle a été un acteur remarquable pour accompagner le projet. Comme la plupart des entreprises, nous comptons sur les éditeurs de logiciels pour mener cette réforme, bien sûr au-delà des seuls membres du groupe de travail. L’objectif est que chaque entreprise dispose de la solution la plus adaptée à sa situation propre.

Dans les directions territoriales de la DGFiP, nos 150 correspondants facturation électronique ont recensé les éditeurs présents localement. A ce jour, nous en avons repéré 450. A leur attention, nous préparons un accompagnement qui devrait être disponible au printemps 2024 : modules en webinaires, formations en ligne, documentations… Nous vérifierons que cet accompagnement rencontre bien son public et, le cas échéant, nous l’adapterons en fonction des besoins.

Il était prévu une phase de tests et de pilotes. Avec le report, où en êtes-vous ?

Céline Frackowiak : Il reste bien sûr prévu d’avoir une phase de pilote. Au terme de l’appel à candidatures, nous avons eu près de 1300 entreprises qui se sont portées volontaires pour participer au pilote. Il faut affiner la trajectoire des tests. Dès ce mois de février, des ateliers sont organisés pour construire ce chemin. Tout le monde n’a pas le même rôle dans la réforme et nous réfléchissons à la meilleure façon de séquencer le dispositif dans un objectif de monter en puissance en fonction des différentes catégories d’acteurs.

Stéphane Eustache : Une ouverture en mode « Big Bang » est toujours très à risque. Nous voulons donc nous assurer que tout le monde sera bien prêt, que la documentation sera bien disponible et complète, que l’accompagnement sera parfaitement adapté. La réussite doit se construire collectivement, et tout au long du projet, avec des objectifs progressifs, une approche réaliste et prudente. Et pour cela, nous avons montré qu’au sein du ministère des finances, et aussi au sein de l’AIFE comme de la DGFiP, que nous disposons d’un certain savoir-faire et d’une expérience éprouvée en matière de conduite de grands projets à enjeux (Chorus cœur, Chorus Pro, prélèvement à la source…).

Quels types de données allez-vous ainsi collecter ?

Céline Frackowiak : Pour le B2B, il s’agit d’un socle de données de facturation. Pour le B2C, il s’agit de données d’e-reporting globalisées à la journée, donc des agrégats. Nous ne collectons aucune donnée personnelle. Le dispositif a d’ailleurs été validé par la CNIL à deux reprises, en 2021 et en 2022.

Au-delà de l’usage primaire, avez-vous déjà réfléchi à la suite, à des usages secondaires des données ?

Céline Frackowiak : Le rôle primaire, c’est la lutte contre la fraude à la TVA et, à terme, la simplification des obligations déclaratives des entreprises avec la proposition d’une nouvelle offre de service consistant en un pré-remplissage des déclarations de TVA.

Mais il y a, c’est vrai, d’autres usages potentiels, notamment pour un pilotage en temps réel de l’économie. Avec la crise sanitaire Covid-19, nous avons constaté que nous avions besoin de détecter des fragilités pour mieux les surmonter. On peut ainsi imaginer enrichir les données collectées par Signaux-Faibles, qui retraite les données disponibles par l’administration pour détecter les entreprises qui commencent à rencontrer des difficultés afin de les accompagner au plus tôt.

Cependant, le premier usage est et demeure d’ordre fiscal : c’est très clair depuis le début du projet et partagé avec l’ensemble des parties prenantes dès 2020. Il est trop tôt pour travailler sur le reste. Nous commençons par les chantiers actuels et les priorités liées à la réforme elle-même. En outre, certaines données sont protégées par le secret des affaires. Les usages secondaires ne sont donc pas sur la liste des priorités.

Quelles sont les prochaines étapes ?

Céline Frackowiak : Au printemps, les spécifications techniques seront définitivement stabilisées. Ensuite, il y aura la publication du décret pour organiser les immatriculations des PDP, ce qui permettra de procéder aux premières immatriculations dans la foulée.

En octobre 2023, nous avons mis en place un groupe de travail d’assistance au démarrage. Nous avons réalisé une enquête auprès des entreprises avec l’aide de nos partenaires, les fédérations professionnelles, les chambres de commerce et les chambres des métiers et de l’artisanat. Nous avons reçu 10 000 réponses et nous sommes en train de les exploiter. Nous allons ensuite mener des travaux en co-construction avec nos partenaires pour accompagner le démarrage de la réforme dans les entreprises.

Le 7 mars 2024, il y a la Journée de la Facturation Electronique organisée par le Forum National de la Facturation Electronique. Celle-ci permettra de voir l’état de la maturité de l’écosystème.

Stéphane Eustache : Nous allons bientôt publier le calendrier et les modalités de la phase pilote. 2024 sera une année très riche en événements ! La dynamique est en place : c’est un marathon avec un certain nombre de sprints.

Et puis il ne faut pas oublier que tous les grands projets nécessitent un accompagnement sur le temps long. Il n’y jamais de « grand soir » pour une grande transformation.


En savoir plus

- Facturation électronique : une première liste d’opérateurs candidats au statut de plateforme de dématérialisation partenaire est rendue publique

- Liste des candidats pour devenir Plateforme de Dématérialisation Partenaire (PDP)

Podcast - Comment les PDP vont être agréées pour la facturation électronique obligatoire

Céline Frackowiak, directrice de projet Facturation électronique à la DGFiP (Direction générale des finances publiques), présente ici le rôle de la DGFiP dans la bascule vers la facturation électronique obligatoire et les raisons de cette réforme. Certes, l’objectif est d’aider à la lutte contre la fraude fiscale à la TVA mais les entreprises y trouveront aussi de la valeur. Le « schéma en Y » avec la possibilité de transmettre les factures via une PDP (Plateforme de Dématérialisation Partenaire) suppose d’agréer ces PDP afin que les entreprises puissent choisir celle qui leur convient. Céline Frackowiak en explique les modalités.

Podcast - La co-construction pour servir tout l’écosystème de la facturation électronique

Stéphane Eustache, directeur du programme Facturation électronique à l’AIFE (Agence pour l’informatique financière de l’État) présente ici le rôle de l’AIFE dans la bascule vers la facturation électronique obligatoire. Ce rôle peut être résumé par un verbe : fabriquer le dispositif en partenariat avec l’écosystème. Celui-ci inclut notamment les éditeurs de logiciel. Mais l’AIFE doit bien servir tous les acteurs. Et, pour cela, la co-construction s’est imposée comme la bonne méthode.