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Patrice Valadeau (Enedis) : « nous avons l’obligation de choisir des solutions fiables »


Le distributeur d’électricité Enedis achemine l’énergie jusqu’aux points de consommation et son IT ne peut en aucun cas fléchir. Patrice Valadeau, DSI d’Enedis, explique ici comment il tente de concilier maîtrise de l’IT et fiabilité totale.

Patrice Valadeau est DSI d’Enedis. - © Républik IT / B.L.
Patrice Valadeau est DSI d’Enedis. - © Républik IT / B.L.

Pour commencer, pouvez-vous nous rappeler ce qu’est Enedis ?

Enedis est le principal distributeur d’électricité en France. Nous couvrons environ 95 % du territoire, le reste étant géré par des entreprises locales de distribution comme Electricité de Strasbourg.

La répartition des rôles dans la fourniture de l’électricité est bien claire. Tout d’abord, il y a la production par les centrales nucléaires, les barrages, etc. Ensuite, il y a ce qui est nommé « transport ». Il s’agit des lignes à très haute tension gérées par RTE. Enfin, la distribution, qui va jusqu’aux points de consommation, prend le relai. Entre RTE et Enedis, le passage de relais se fait au niveau des « postes sources ». RTE distribue également directement aux gros industriels, notamment la SNCF.

Historiquement, la production était très centralisée avec notre parc nucléaire et RTE était donc le responsable de l’équilibre entre I'« injection » (production) et le « soutirage » (consommation). La nouveauté est que les moyens de production sont désormais de plus en plus décentralisés. C’est notamment le cas avec les panneaux photovoltaïques, du domestique aux toits des bâtiments industriels ou agricoles. Si les grands parcs éoliens injectent au niveau du transporteur, RTE, l’injection décentralisée, elle, arrive chez le distributeur Enedis.

La tendance étant à une injection sur le réseau de distribution croissante, avec un peu plus de 5 GW raccordés chaque année, les enjeux d’équilibre offre-demande deviendront plus prégnants encore. Pour converser cet équilibre, il faut développer des solutions autour du stockage (par exemple des batteries) et les flexibilités sur la consommation (via les heures creuses/pleines) et sur la production (effacement).

Le développement de la mobilité électrique implique le développement des infrastructures de recharge, pas seulement les bornes elles-mêmes mais aussi tout le réseau en amont de celles-ci.

L’expression « nouvelle électrification de la France » vient de l’importance de ces développements portés par la décarbonation des usages.

Quelle est votre organisation IT ?

La DSI d’Enedis comprend environ 1000 collaborateurs internes pour un taux d’internalisation d’environ 20 %.

Il y a deux explications à cette forte externalisation. Tout d’abord, il y a quelques années, la tendance était d’externaliser au maximum. Plus spécifiquement, l’entreprise actuelle Enedis est récente : elle a pris son nom actuel en 2016 et a été créée sous le nom ERDF en 2008. Et il a fallu construire le SI à marche forcée avec des dates contraintes, d’où le recours important à des ESN.

Aujourd’hui, nous menons un important effort de réinternalisation avec plus d’une centaine de recrutements nets par an (environ 200 en brut). Mais notre niveau de dépense reste stable ce qui démontre que le recours aux ESN est en baisse.

En tant que DSI, je suis membre du ComEx et je suis rattaché directement à la Présidente du Directoire Marianne Laigneau. La cybersécurité m’est rattachée. Quant au domaine data, c’est une situation hybride classique. Tout ce qui est architecture, développement et infrastructures, c’est au sein de la DSI. Par contre, les data scientists, la data governance, etc., sont confiés à une équipe en charge de la stratégie et du numérique.

Quelles sont les grandes lignes de votre architecture ?

Notre SI est encore assez verticalisé avec, en fait, un ensemble de SI par grand métier. Cette architecture provient de la création du SI à marche forcée. Il y a un SI pour la conduite du réseau, un pour la maintenance et les interventions sur le réseau, un autre pour le comptage de la consommation (Linky…)… Le compteur communicant permet aussi des opérations à distance (par exemple les modifications du contrat avec le fournisseur). La quasi-totalité du patrimoine applicatif métier est composé de spécifiques avec un fort recours aux briques en logiciels libres.

Il y a quelques systèmes transverses, par exemple SAP. Mais il y a plusieurs instances ECC et S/4. La trajectoire, c’est bien sûr une consolidation et une convergence sous S/4, probablement dans le cloud. Enedis possède la plus grosse gestion d’immobilisations sous S/4 au monde !

Aujourd’hui, la plupart des systèmes sont on premise. Cela devient un problème car, d’une part, certains éditeurs réservent les nouvelles fonctions aux versions cloud, d’autre part, c’est aussi un problème d’efficacité (coût, lourdeurs…). Nous avons un peu de VMware mais notre stratégie centrée open-source nous a protégés des changements de politique de Broadcom.

Notre bureautique collaborative est sous Microsoft Office 365.

Comment traitez-vous les enjeux de maîtrise et de souveraineté ?

Vu le positionnement et les obligations d’Enedis, la question de la souveraineté numérique et de notre dépendance vis-à-vis des éditeurs et des technologies est au cœur de nos réflexions stratégiques. Le problème est la réalité de l’écosystème. Il n’y a pas d’acteur majeur européen du numérique en dehors de SAP et de Dassault Systèmes. Aujourd’hui, privilégier des solutions européennes est tout simplement un vœu pieux.

La transition vers le cloud n’implique pas plus de risques que des solutions locales car toutes les solutions sont étrangères (en provenance notamment des Etats-Unis). Nous cherchons bien sûr à renforcer notre maîtrise, y compris sur le plan budgétaire. Mais nous avons l’obligation de choisir des solutions fiables. Ne pas garantir la stabilité IT impliquerait un risque inacceptable sur la distribution de l’électricité.

Vous avez monté une plateforme de gestion de la relation client sous Salesforce. Vous ne facturez pourtant pas l’électricité aux consommateurs. Quelles sont vos raisons ?

Les données des compteurs, en effet, sont renvoyées aux producteurs pour qu’ils facturent les consommateurs. Néanmoins, chaque client distribué par Enedis, quelque que soit son fournisseur, est susceptible de nous contacter.

Il y a donc 39 millions de clients susceptibles de nous contacter pour des réparations, des travaux, des évolutions de leur installation…

En modernisant notre plateforme de gestion de la relation client, nous avons pu mettre à disposition des centres de contact la totalité des in­ formations. C’est le premier projet qui s’appuie sur une plateforme SaaS pour bénéficier du savoir-faire et des process issus des meilleures pratiques afin de gagner en performance. La nouvelle plateforme est actuellement en cours de déploiement. Déjà opérationnelle sur les deux premières régions depuis le 1er juillet 2025, la plateforme sera totalement déployée en juillet 2026.

La facturation électronique obligatoire a-t-elle constitué une difficulté dans votre cas ?

Nous recevons beaucoup de factures et nous en émettons également beaucoup. Donc, oui, il y a un impact certain. Nous en profitons pour réformer nos processus en les coulant dans le nouveau cadre réglementaire.

Vous avez renouvelé votre accord-cadre pour le télétravail. Comment le gérez-vous ?

Certaines entreprises ont choisi un télétravail presque permanent. Ce n’est pas notre cas. Nous avons une approche plus classique avec un maximum de dix jours de télétravail par mois. Il s’agit d’intégrer le télétravail dans le cadre du projet d’équipe, en consensus, en fonction des contraintes liées au travail à effectuer. Par exemple : lors de la livraison d’un gros projet, tout le monde se doit d’être sur le pont, sur place.

Vues vos contraintes en matière de souveraineté, avez-vous des projets pour adopter des solutions bureautiques collaboratives alternatives aux GAFAM ?

Nous n’avons pas de projet de cette nature. Pour moi, il n’y a que deux solutions pertinentes : Microsoft et Google. Nous avons de nombreux partenaires avec qui nous échangeons des documents et les formats Microsoft Office sont, de fait, devenus des standards.

Nous avons de très nombreux projets en cours. Nous commençons à tirer les bénéfices de notre plateforme collaborative Microsoft et nous n’avons pas le temps de réouvrir ce sujet. De plus, nous ne pouvons pas nous permettre d’expérimenter des solutions alternatives. Notre priorité dans le domaine bureautique, c’est d’améliorer l’expérience utilisateur.

Avez-vous des projets en relation avec l’IA ?

Oui, bien sûr. Le volet data et IA comprend par exemple l’exploitation du milliard de données quotidien issu du comptage de l’énergie distribuée.

Le système Windy permet, lui, d’estimer l’impact et les moyens nécessaires à mobiliser en cas de coup de vent sur une zone. Il s’agit d’anticiper les moyens nécessaires en réaction face à un tel événement. Avec les données issues de Linky, nous avons une confirmation en temps réel. Une alerte implique la mise en pause de tout projet qui impacterait les réactions nécessaires ou leur délai de mise en œuvre.

En matière de résilience, les crises cyber peuvent aussi avoir des conséquences graves. Quelle est votre approche ?

On a récemment vu en Espagne les conséquences d’un black-out électrique. Une cyber-attaque est évidemment pour nous un risque majeur. Une attaque pourrait déclencher un black-out et c’est un scénario sur lequel nous travaillons bien sûr.

Enedis a évidemment été concerné par NIS1 et est aujourd’hui impacté par NIS2.

D’une manière générale, notre stratégie est basée sur des scénarios de risques et sur les réponses possibles. Nous avons, pour cela, des échanges réguliers avec l’ANSSI et l’ensemble de l’écosystème.

Nous sommes l’entreprise avec le plus d’objets connectés en France, dont les 38 millions de compteurs Linky, connectés par CPL. L’hypothèse de base, c’est que la protection absolue n’existe pas. Il nous faut donc travailler sur la capacité à réagir à une crise.

Quels sont vos autres défis et projets ?

Le projet qui va changer notre modèle opérationnel va aussi entraîner une migration d’une partie du SI dans le cloud. Nous aurons ainsi de nouvelles possibilités autour de la data et de l’IA avec une exploitation plus rapide.

Nous devons aussi tenter de trouver des solutions métier plus globales. Nous nous orientons vers plus de plateformes (Microsoft, Sales­ force, SAP…) pour mener plus aisément la convergence des SI.

Enfin, nous avons des enjeux de croissance et de flexibilité. L’injection locale va s’accroître, tout comme la consommation sur des points locaux. L'.IT devra s’adapter. Nous accompagnons nos salariés dans ce sens.

Podcast - La cybersécurité, préoccupation centrale pour Enedis

Enedis est le principal distributeur d’électricité en France. Il gère près de 37 millions de compteurs Linky connectés via CPL pour remonter les informations de comptage ou recevoir des instructions. Avec ces compteurs, Enedis dispose du principal parc d’objets connectés en France. Patrice Valadeau, DSI d’Enedis, explique comment la cybersécurité est gérée dans ce contexte.