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Laurent Singer (Lactalis) : « l’IT est un actif stratégique, pas une commodité »

Par Bertrand Lemaire | Le | Gouvernance

A l’heure où beaucoup de grands groupes optent pour le Cloud, le groupe Lactalis déploie un cloud interne, un ensemble de nouveaux datacenters et le core-model on premise de son SI. Laurent Singer, DSI groupe et France de Lactalis, explique ici ces choix.

Laurent Singer est DSI groupe et France de Lactalis. - © Sylvain Malmouche / Lactalis
Laurent Singer est DSI groupe et France de Lactalis. - © Sylvain Malmouche / Lactalis

Aujourd’hui, que représente le groupe Lactalis ?

Lactalis est le premier groupe agro-alimentaire français, le dixième au niveau mondial. Nous sommes également le premier groupe laitier mondial. Nous avons 85 500 collaborateurs dont 15 000 en France. Aujourd’hui (chiffres 2022), notre chiffre d’affaires est de 28,3 milliards d’euros (moins de 20 % réalisés en France, 50 % en Europe). Nous collectons 22,6 millions de litres de lait chaque année qui sont transformés dans 270 laiteries et fromageries (dont 66 en France) dans 51 pays.

Nous avons, de plus, une présence commerciale dans plus de 150 pays. Le fromage représente 40 % de notre chiffre d’affaires, le lait 19 %, l’ultra-frais 14 %, le beurre et la crème 12 %… Lactalis propose des produits de marques emblématiques mondiales telles que Président, Parmalat, Galbani et Leerdammer mais aussi des marques locales telles que, en France, Bridel, Lactel, Société, Salakis, Chaussée aux Moines…

Dans un tel groupe présent mondialement, comment est organisée l’IT ?

La DSI globale représente environ 850 collaborateurs internes. En France, nous sommes environ 230, pour l’essentiel à Laval. Notre IT repose sur trois piliers.

D’abord, les infrastructures. Elles sont de plus en plus centralisées. Dans cette partie, nous incluons le réseau, la cybersécurité, la bureautique Microsoft Office 365… Nous menons actuellement le projet Internal Cloud qui vise à consolider nos 80 datacenters dans le monde sur 4 datacenters modernes régionaux.

Deuxième point, les applications business. Les équipes sont organisées par matrices métiers/régions. Les petits pays sont regroupés pour constituer des régions tandis que les pays importants constituent chacun une région. Les projets sont menés soit en lien avec la DSI groupe soit avec la direction pays. En effet, rappelons que notre business est par nature très local et des besoins spécifiques locaux doivent être couverts localement. Nous avons trois fois plus de collaborateurs IT en dehors de Laval qu’à Laval.

Enfin, nous avons le support et la gouvernance IT, point qui comprend la gestion budgétaire, la PMO et l’architecture d’entreprise.

Nous avons des organisations IT dans 32 pays qui sont plutôt en charge de projets locaux (autant sur le build, le run et le support) mais qui assure aussi le relai de projets globaux. Nous encourageons les pays à s’aider les uns les autres, surtout des grands pays à aider de plus petits.

Quels sont vos grands choix en termes applicatifs ?

Pour la bureautique et le collaboratif, nous sommes sur Microsoft Office 365. Nous sommes de gros utilisateurs de Sharepoint, de Viva Engage et de Teams notamment.

Côté ERP, nous sommes très atomisés. En effet, à chaque opération de croissance externe, nous récupérons des SI divers et variés. Nous avons ainsi une soixantaine d’instances SAP différentes qui gèrent, ensemble, environ 60 % de notre chiffre d’affaires.

Pour accélérer les migrations et évolutions, nous avons mis en place un programme de core-model hybride avec du SAP S/4 Hana et des applicatifs verticaux en dehors du monde SAP, le tout connecté avec le middleware Tibco. Il est actuellement en cours de déploiement en France (pour régler un problème d’obsolescence technique) et aux Etats-Unis (suite à un rachat avec carve-out), c’est à dire les deux plus importants pays pour le groupe. Nous commençons à examiner la situation dans d’autres pays pour identifier ceux où il serait pertinent de le déployer.

Comme nous avons beaucoup de SAP un peu partout dans le monde, nous avons beaucoup de ressources humaines consacrées à cet univers (environ 200 collaborateurs internes dont 20 % à Laval). Nous sommes en train de mettre en place un suivi « follow the sun » pour administrer tous les systèmes de ce type dans le monde avec les équipes de chaque pays d’implantation IT de Lactalis. Nous pensons mettre en place quatre zones : Amériques, Europe-Afrique, Middle-East et Océanie.

Vous menez actuellement le projet Internal Cloud. Pourquoi faites-vous ce choix alors que la tendance est plutôt à tout mettre dans le Cloud ?

Le groupe procède à de nombreuses opérations de croissance externe. A chaque acquisition, nous avons besoin d’intégrer un SI. Nous avons pratiquement un datacenter par société ! En tout, j’ai compté une quarantaine de systèmes d’exploitation, 12 000 CPU, 2 à 3 Po de données… et 200 collaborateurs pour gérer nos infrastructures dans le monde. Certains datacenters sont obsolètes. Et maîtriser le déploiement de tous les patchs nécessaires sur tous les datacenters n’est pas très simple. Le but de Internal Cloud est de consolider tout cela pour baisser nos coûts et accroître notre maîtrise en adoptant des technologies récentes.

Nous considérons que l’IT est un actif stratégique, pas une commodité. Etre indépendant, ne pas être soumis à un prestataire tout-puissant et conserver la capacité à fournir une informatique garantie sont pour nous des choses importantes.

Notre politique est donc de conserver chez nous tout ce qui est stratégique. Cela doit donc rester dans nos propres datacenters.

Nous pensons qu’en ayant quatre datacenters, un par zone, nous pourrons capitaliser sur le « follow the sun ». L’étape suivante sera de proposer du PaaS et un catalogue de services.

Ce choix nous semble être un bon équilibre pour garder en interne la compétence, utiliser des technologies cloud modernes et rester le plus indépendant possible des fournisseurs.

Nos nouveaux datacenters vont être les plus « greens » possibles. Nous allons choisir des technologies les plus frugales possible. La fin du déploiement de Internal Cloud est prévue pour mi-2024.

Un sujet important pour tous les DSI actuellement est évidemment celui de la data. Quelle est l’approche de Lactalis en la matière ?

Nous voulons toujours faire preuve de beaucoup de pragmatisme.

Bien sûr, nous sommes très avancés sur la traçabilité pour suivre en temps réel nos produits. Nous utilisons des technologies Big Data récemment installées pour cela. 

Avez-vous des particularités par rapport aux autres entreprises en matière de cybersécurité ?

Evidemment, nous procédons à de très nombreux investissements en matière de cybersécurité.

Une de nos particularités, c’est notre IT industrielle. Et, par précaution, le réseau industriel est isolé du réseau général. Pour le reste, nous utilisons un EDR global, y compris pour les usines, fourni par CrowdStrike. Cette entreprise héberge également notre SOC disponible 24/7.

Comme tout le monde, je présume que vous avez des soucis de recrutement. Le fait d’avoir un siège à Laval ne pose-t-il pas un problème supplémentaire ?

Recruter est toujours compliqué même si nous avons mené plus d’une centaine de recrutements en cinq ans. Nous avons à ce jour vingt-cinq postes ouverts sur des thèmes comme la cybersécurité, SAP, le management de projets…

Bien sûr, nous veillons à communiquer sur ce que nous faisons. Nous proposons du télétravail et des locaux à Rennes et Paris. Nous offrons aussi des opportunités aux jeunes : nous avons ainsi recruté cette année une vingtaine d’alternants et nombreux parmi eux se sont vus proposer des CDI à l’issue de leur alternance. 

Recruter à Laval reste un challenge mais nous avons des Parisiens qui y ont déménagé sans vouloir repartir : pas de pollution, une vie plus agréable… Et Lactalis propose de nombreuses opportunités pour évoluer dans le groupe partout dans le monde.

Quels sont vos défis actuels ?

Le premier est bien sûr de continuer la transformation globale de l’IT en gardant l’équilibre entre business local et la mutualisation globale. Nous poursuivons également l’intégration des nouvelles sociétés qui rejoignent le groupe.

Le recrutement est une priorité et demeure un soucis, bien sûr, comme je le disais.

L’industrie IT veut nous forcer à aller dans le cloud mais nous voulons conserver notre autonomie de décision. Ce n’est pas toujours simple.

Enfin, je veux citer l’intelligence artificielle qui sera à l’origine de projets à venir. Là aussi, nous voulons du pragmatisme. Nous étudions les cas d’usage. Pour découvrir, nous autorisons l’usage de ChatGPT mais nous interdisons de fournir à cet outil des données de Lactalis. Nous envisageons donc de déployer une IA interne fermée.